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et vous venger, et vous sacrifiez le bonheur de votre fille. N’est-ce pas du pur égoïsme ?

Il était assis, sombre et fronçant les sourcils, et resta longtemps sans me répondre.

— Tu es injuste envers moi, Vania, dit-il enfin, et une larme gonfla sa paupière ; je te jure que tu es injuste, mais laissons cela ! Je ne puis pas retourner mon cœur devant toi, continua-t-il en se levant et en prenant son chapeau ; mais un dernier mot : tu parlais tout à l’heure du bonheur de ma fille. Eh bien ! je n’y crois pas, à ce bonheur, sans compter que ce mariage n’aura jamais lieu, même sans mon intervention.

— Comment ! D’où vous vient cette pensée ? Savez-vous quelque chose ? m’écriai-je vivement intrigué.

— Je ne sais rien ; mais ce maudit renard n’a pas pu se résoudre à pareille chose. Tout cela est absurde, ce n’est qu’un leurre. J’en suis persuadé, et, rappelle-toi mes paroles, il en arrivera comme je te dis. Si ce mariage avait lieu, ce ne serait que dans le cas où ce misérable aurait quelque secret calcul qui tournerait à son profit, et je ne comprends décidément pas comment cela pourrait être. Tu n’as qu’à tirer la conclusion. Crois-tu qu’elle puisse être heureuse dans cette union ? Les reproches, les humiliations ne se feraient pas attendre ; elle serait la compagne d’un gamin à qui, maintenant déjà, son amour est à charge et qui, dès qu’elle sera sa femme, la méprisera, l’accablera d’offenses et d’humiliations : la passion s’accroîtra d’un côté à mesure qu’elle se refroidira de l’autre. Puis viendra la jalousie, les tourments, l’enfer, la séparation, le crime peut-être… Vania ! si c’est là ce que vous préparez, si tu y mets la main, tu en répondras devant Dieu ! mais ce sera trop tard ! Adieu !

Je le retins.

— Écoutez, décidons que nous attendrons. Soyez sûr qu’il n’y a pas que deux yeux qui observent cette affaire, et qu’il se peut qu’elle se dénoue pour le mieux, d’elle-même, sans qu’il y ait nécessité d’avoir recours aux moyens extrêmes, à un duel. Le temps est le meilleur faiseur de dénoûments ! D’ailleurs votre dessein est inexécutable. Avez-vous pu penser un instant que le prince se battrait avec vous ?

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