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Je ne puis pas me jeter tout droit dans cette affaire, mais je le puis indirectement, en me battant. Si je suis tué, si mon sang coule, il n’est pas possible qu’elle passe sur mon cadavre pour aller s’unir au fils de mon assassin, comme la fille de ce roi (tu te rappelles ce livre dans lequel tu apprenais à lire) qui fit passer son char sur le corps de son père. Et d’ailleurs, s’il se bat, le prince lui-même ne voudra plus de ce mariage. En un mot, je ne veux pas de cette union, et je ferai tous mes efforts pour l’empêcher. Me comprends-tu maintenant ?

— Non. Si vous désirez le bien de Natacha, comment pouvez-vous vous résoudre à mettre empêchement à ce mariage, c’est-à-dire à la seule chose qui puisse la réhabiliter ?

— Fouler aux pieds l’opinion du grand monde, voilà comment elle doit penser ! Il faut qu’elle reconnaisse que ce mariage, cette alliance avec ces gens vils et lâches, avec cette triste société, est le comble de l’ignominie. Un noble orgueil, voilà quelle doit être sa réponse à ce monde. Il se peut alors que je consente à lui tendre la main, et nous verrons qui osera venir diffamer mon enfant !

J’étais stupéfié d’un idéalisme aussi désespéré ; je vis bien que le vieillard était hors de lui, et que c’était la colère qui parlait.

— C’est être par trop idéaliste, lui répondis-je, et en même temps trop cruel. Vous lui demandez une force que vous ne lui avez peut-être pas donnée avec la vie. Croyez-vous qu’elle veuille se marier pour devenir princesse ? Vous savez bien que c’est l’amour, la passion, la fatalité. En définitive, vous exigez d’elle qu’elle méprise l’opinion du monde, et vous même vous vous inclinez devant cette opinion. Le prince vous a offensé ; il vous a publiquement accusé de vouloir, par de vils motifs et par tromperie, vous allier à sa maison princière ; si elle refuse après une proposition formelle de leur part, ce sera la réfutation la plus manifeste et la plus complète de toutes les calomnies. Voilà ce que vous obtenez ! Vous courbez la tête devant l’opinion du prince lui-même, vous le forcez à avouer sa faute, vous voulez le rendre ridicule