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Ses yeux lançaient des éclairs. Je le regardai longtemps en silence, cherchant à pénétrer sa pensée.

— Nicolas Serguiévitch, dis-je, décidé enfin à prononcer le mot important et sans lequel nous ne pouvions nous comprendre, pouvez-vous être entièrement franc envers moi ?

— Je le puis, répondit-il avec fermeté.

— Dites-moi sans détour si c’est uniquement un sentiment de vengeance qui vous pousse à le provoquer, ou bien si vous avez quelque autre mobile.

— Vania, reprit-il, tu sais que je ne permets à personne de toucher à certains points ; faisons exception pour cette fois, puisque tu as deviné dès le début qu’il n’y avait pas moyen d’éviter celui-là. Oui, j’ai un autre but, celui de sauver ma fille, qui court à sa perte.

— Comment ce duel la sauverait-il ?

— En renversant tout ce qu’ils machinent maintenant. Ne va pas penser que ce soit la tendresse paternelle ou quelque faiblesse de ce genre qui parle en moi. Ce sont là des absurdités. Je ne montre à personne ce qui est au fond de mon âme. Ma fille m’a quitté, elle s’est enfuie de ma maison avec son amant, et moi, je l’ai arrachée de mon cœur, je l’en ai arrachée à jamais, ce même soir, tu t’en souviens, n’est-ce pas ? Que tu m’aies vu sanglotant devant son portrait, il ne s’ensuit pas que je veuille lui pardonner. Je ne lui pardonnais pas non plus alors. Ce n’est pas elle que je pleurais ; je pleurais mon bonheur perdu, mes illusions évanouies. Je pleure peut-être souvent ; je n’ai pas honte d’en faire l’aveu, pas plus que je n’ai honte d’avouer que j’ai aimé mon enfant par-dessus tout. Cela semble en contradiction avec ma conduite. Tu me diras : Si c’est ainsi, si vous êtes devenu indifférent au sort de celle que vous avez cessé de regarder comme votre fille, pourquoi voulez-vous intervenir dans ce qui se trame en ce moment ? À quoi je te répondrai : D’abord, parce que je ne veux pas que cet homme vil et astucieux triomphe, et ensuite par un simple sentiment de la plus vulgaire philanthropie. Pour n’être plus ma fille, elle n’en est pas moins un être faible et sans défense, que l’on trompe et que l’on trompera encore davantage pour la perdre définitivement.