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Je ne t’ai pas prise pour te faire travailler, Hélène ; ce n’est pas comme chez la Boubnow. D’où as-tu ce vilain balai ?

— Il est à moi, je l’avais apporté pour balayer quand grand-papa demeurait ici, et je l’avais caché dans le poêle.

Je rentrai tout pensif dans la chambre, croyant comprendre que mon hospitalité lui était à charge et qu’elle voulait me montrer qu’elle n’entendait pas demeurer chez moi pour rien. Quelle fierté de caractère ! me dis-je. Un instant après, elle rentra et s’assit en silence. Elle me regardait comme si elle avait eu quelque question à me faire. Pendant ce temps j’avais préparé le thé ; je lui en versai une tasse que je lui donnai avec un morceau de pain blanc. Elle accepta sans rien dire. Elle n’avait rien mangé depuis vingt-quatre heures.

— Voilà que tu as sali ta jolie robe, lui dis-je en remarquant une grande raie sale sur le bas de la jupe.

Elle regarda la tache, posa sa tasse, et froidement, avec calme, elle prit des deux mains la jupe de mousseline et, d’un mouvement brusque, la déchira du haut en bas. Puis sans dire un mot, elle leva sur moi son regard fixe et brillant. Elle était devenue blême.

— Que fais-tu, Hélène ? m’écriai-je, persuadé que j’étais en présence d’une folle.

— C’est une vilaine robe, dit-elle presque suffoquée par l’émotion. Pourquoi avez-vous dit que c’était une jolie robe ? Je ne puis pas la porter, s’écria-t-elle tout à coup en se levant. Je veux la déchirer. Je ne lui ai pas demandé de me faire belle, c’est elle qui l’a voulu de force. J’en ai déjà déchiré une, je déchirerai celle-ci. Je veux la déchirer, la déchirer, la déchirer !…

Et en un clin d’œil, la malheureuse robe fut mise en loques. Lorsqu’elle eut fini, elle avait peine à se tenir debout. J’étais extrêmement surpris de cette exaspération, et la petite me jetait un regard provocateur, comme si, moi aussi, j’eusse été coupable envers elle. Du reste, il n’y avait pas grand mal ; je pensais lui acheter le jour même une robe neuve, et je ne voulus pas remettre de le faire : la douceur