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poussait un profond soupir et, étendu de tout son long sur le plancher, restait immobile, comme s’il avait cessé de vivre pour toute la soirée. On aurait dit que ces deux créatures, mortes depuis longtemps, renaissaient tous les soirs au coucher du soleil, uniquement pour venir à la confiserie Müller remplir quelque obligation mystérieuse, inconnue de tous. Lorsqu’il était ainsi resté trois ou quatre heures, le vieillard se levait, reprenait son chapeau et sa canne, et se mettait en marche pour rentrer chez lui. Le chien se levait à son tour, et, la tête basse, la queue serrée entre les jambes, suivait machinalement son maître.

Les habitués de la confiserie, presque tous Allemands, faisaient leur possible pour éviter le vieillard et tâchaient de ne pas s’asseoir dans son voisinage, afin de lui marquer leur dégoût ; mais lui ne s’en apercevait pas.

J’allais chez Müller, les premiers jours du mois, lire les revues russes.

Lorsque j’entrai ce soir-là dans la confiserie, je trouvai le vieillard déjà installé près de la fenêtre, et son chien, comme d’habitude, étendu à ses pieds. Je m’assis en silence dans un coin et me posai mentalement cette question : Pourquoi suis-je venu ici, où je n’ai absolument rien à faire et alors que je suis malade et que je ferais mieux de rentrer prendre le thé et me coucher ? Ne suis-je en définitive ici que pour regarder ce vieillard ? Le dépit s’empara de moi. Que me fait ce vieillard ? pensai-je en me rappelant la sensation de malaise qu’il avait produite sur moi dans la rue. D’où me vient cette humeur fantasque, cette inquiétude que la moindre bagatelle fait naître en moi depuis quelque temps, qui me trouble et m’empêche d’envisager la vie avec lucidité, humeur que m’a déjà signalée un critique, qui est aussi un penseur, dans son compte rendu de ma dernière nouvelle ? Tout en faisant ces réflexions et me dépitant, je n’en restais pas moins à ma place, et le mal m’accablait de plus en plus ; enfin, je sentis que quitter la chambre doucement chauffée me serait trop pénible, je pris un journal français, je lus deux ou trois lignes et m’assoupis.

Au bout d’une demi-heure à peu près, un violent frisson