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sort était lié au sort de son maître par quelque lien mystérieux, inconnu. Il était maigre comme un squelette ou, pour mieux dire, comme son maître. Si vous l’aviez vu, vous auriez parié comme moi qu’il n’avait plus mangé depuis des années. Il était tout pelé ; sa queue, accrochée au corps comme un morceau de bois, était serrée entre ses jambes décharnées, et ses longues oreilles pendaient tristement autour de sa tête toujours baissée. De ma vie je n’avais vu une bête aussi vilaine. Quand ils cheminaient tous deux par les rues, le maître en avant, suivi de son chien dont le museau collait aux basques de son habit, leur démarche et tout leur aspect semblaient dire à chaque pas : Oh ! les vieux que nous sommes ! Dieu ! que nous sommes vieux !

Un jour, il m’était venu l’idée que le vieillard et son chien s’étaient détachés d’une page d’Hoffmann, illustrée par Gavarni, et qu’ils couraient le monde en guise d’affiche ambulante de l’éditeur.

Je traversai la rue et j’entrai chez le confiseur.

La conduite du vieillard dans l’établissement était étrange au plus haut degré, et Müller, debout derrière son comptoir, faisait depuis quelque temps une grimace de mécontentement à l’arrivée de ce visiteur peu désiré. Ce singulier habitué ne consommait jamais rien ; il s’en allait tout droit s’asseoir dans le coin où se trouvait le poêle, et si cette place était occupée, il restait quelques instants debout dans une perplexité stupide en face de celui qui la lui avait prise, et s’en allait ensuite, avec un air désappointé, à l’autre coin, près de la fenêtre. Là, il prenait une chaise, s’asseyait lentement, ôtait son chapeau et le posait sur le plancher auprès de lui ; il mettait sa canne à côté du chapeau, après quoi, renversé sur le dossier de sa chaise, il demeurait immobile pendant trois ou quatre heures. Jamais on ne lui voyait un journal en main, il ne prononçait pas un mot, pas un son. Il restait assis, regardant fixement de ses yeux ternes et inanimés ; on aurait parié qu’il ne voyait ni n’entendait rien de ce qui se passait autour de lui. Son chien tournait deux ou trois fois sur place et se couchait tout morne à ses pieds ; il enfonçait son museau entre les bottes de son maître,