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votre main. Oh ! ne voyez pas en moi un père sévère, qui a fini par se décider à pardonner à ses enfants et qui condescend généreusement à leur bonheur. Non ! vous me feriez injure. Ne croyez pas non plus que, sachant tout ce que vous avez sacrifié pour mon fils, j’aie été persuadé d’avance de votre consentement ; encore une fois, non ! Je suis le premier à proclamer qu’il ne vous vaut pas et… (il est sincère et bon) il l’avouera, lui aussi. Mais cela ne suffit pas : je me suis senti attiré ici, à cette heure, pour une autre raison encore… je suis venu… (il se leva respectueux et solennel) je suis venu pour devenir votre ami. Je n’ignore pas que je n’ai aucun droit à votre amitié, mais je vous demande de me permettre de tâcher de la mériter.

Respectueusement incliné devant Natacha, il attendait sa réponse. Je l’avais attentivement observé tout le temps qu’il avait parlé, et il s’en était aperçu.

Son langage était froid, mais non sans quelque prétention dialectique ; par moments il affectait même une sorte de négligence de diction. Le ton ne répondait pas toujours à l’élan qui l’avait poussé à venir à une heure aussi indue pour une première visite, et surtout en tenant compte des relations existantes. Quelques-unes de ses paroles étaient évidemment préparées, et, à quelques endroits de son discours, étrange par sa longueur, il avait affecté des airs d’un bonhomme qui s’efforce d’étouffer ses sentiments, qui cherche à s’épancher sous un semblant d’humeur, de négligence et de plaisanterie. Mais ces idées ne me vinrent que plus tard ; je pensais alors tout différemment. Il avait prononcé les derniers mots avec tant d’animation, d’attendrissement, avec une si grande apparence de sincère estime pour Natacha, que nous étions séduits. Quelque chose qui ressemblait à des larmes brilla même dans ses yeux. Le cœur de Natacha était captivé. Elle se leva, et sans proférer un seul mot, en proie à la plus violente émotion, elle lui tendit la main. Il la prit et la baisa avec tendresse et sentiment. Aliocha débordait d’enthousiasme.

— Que t’ai-je dit, Natacha ? s’écria-t-il. Tu ne croyais pas que c’était le plus noble cœur qui fût au monde ! Tu vois » maintenant…