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vingts ans qui avait quelque chose de cadavéreux, son vieux paletot, déchiré aux coutures, son chapeau rond, froissé, pouvant bien avoir vingt ans de service, et couvrant sa tête dénudée, qui avait conservé sur la nuque une touffe de cheveux jadis blancs, et jaunâtres aujourd’hui, ses mouvements d’automate, tout cela frappait involontairement ceux qui le rencontraient pour la première fois. C’était, en effet, quelque chose d’étrange que de voir ce vieillard se survivant, pour ainsi dire, seul, sans surveillance, et ressemblant à un fou échappé à ses gardiens. Il était d’une maigreur inouïe, il n’avait pour ainsi dire plus de corps : on aurait dit une peau tendue sur des os. Ses yeux grands, mais ternes, enchâssés dans une sorte de cercle bleuâtre, regardaient constamment droit devant eux, jamais de côté et sans rien voir, j’en suis sûr, car il m’était arrivé plus d’une fois de constater que même en vous regardant il marchait droit à vous, comme s’il eût devant lui un espace vide.

Aucun des habitués de la confiserie ne s’était jamais décidé à lui adresser la parole, et lui-même n’avait jamais dit un mot à personne.

Pourquoi vient-il chez Müller ? Qu’y vient-il faire ? pensais-je, alors que debout de l’autre côté de la rue, je ne pouvais en détacher mon regard. Et je sentais naître en moi un certain dépit, conséquence du malaise et de la fatigue. À quoi peut-il bien penser ? me disais-je ; que peut-il y avoir dans sa tête ? Pense-t-il seulement encore ? Toute expression semble être morte à jamais sur ce visage. Où a-t-il pris ce vilain chien qui ne le quitte pas et qui paraît être une partie intégrante et inséparable de son maître, auquel il ressemble si fort ?

Ce malheureux chien paraissait avoir quatre-vingts ans, lui aussi. D’abord il avait l’air d’être plus vieux que ne le fut jamais aucun quadrupède de son espèce, et puis, je ne sais pourquoi, la première fois que je le vis, il me vint l’idée que ce chien ne pouvait pas être semblable à tous les autres, que c’était un chien extraordinaire, qu’il devait sûrement y avoir en lui quelque chose de fantastique, d’ensorcelé, que c’était un Méphistophélès sous une forme canine, et que son