Page:Dostoïevski - Humiliés et offensés.djvu/106

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sa belle-mère qu’elle ne veut pas m’épouser, et que moi, de mon côté, je dirai tout à mon père et me montrerai ferme et courageux. Elle m’a reproché de n’avoir pas parlé plus tôt : « Un honnête homme ne doit rien craindre ! » a-t-elle dit. Elle est la noblesse même ! Quant à mon père, elle ne l’aime pas non plus ; elle dit qu’il est rusé et qu’il court après l’argent ; je l’ai défendu, mais elle n’a pas voulu me croire. Si je ne réussis pas demain auprès de mon père (elle est persuadée que j’échouerai), elle est aussi d’avis que dans ce cas je dois avoir recours à la protection de la princesse, à laquelle personne n’osera faire opposition. Nous nous sommes promis d’être désormais frère et sœur. Oh ! si tu savais son histoire, si tu savais combien elle est malheureuse, quel dégoût elle a de la vie qu’on mène dans la maison de sa belle-mère, de cette mise en scène !… Quelle admiration elle aurait pour toi, si elle te voyait, ma Natacha bien-aimée ! Vous êtes créées pour être sœurs : il faut que vous vous aimiez, c’est une pensée qui ne me quitte pas. Je voudrais vous voir ensemble, et être là, à vous regarder. Ne va pas t’imaginer quoi que ce soit, Natacha, et laisse-moi te parler d’elle. Quand je suis avec toi, j’ai le désir de parler d’elle, et avec elle, celui de parler de toi. Tu sais bien que je t’aime plus que toute autre, plus qu’elle… Tu es tout pour moi !

Natacha le regardait d’un œil doux, mais plein de tristesse. Ses paroles semblaient produire sur elle l’effet d’une caresse et en même temps la faire souffrir.

— Il y a déjà trois semaines que j’ai commencé à l’estimer à sa valeur, reprit Aliocha ; j’y allais tous les jours, et, de retour à la maison, je pensais à vous et je vous comparais.

— Et laquelle de nous l’emportait ? demanda Natacha en souriant.

— Quelquefois toi, quelquefois elle. Mais c’est toi qui finissais toujours par avoir l’avantage. Quand je lui parle, je sens que je deviens meilleur… Enfin, demain tout sera décidé.

— Ne la plains-tu pas ? Elle t’aime, dis-tu…

— Je la plains, Natacha ! mais nous nous aimerons bien tous, et puis…