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sortons de chez le comte ; mon père était furieux contre moi. Nous allons chez la princesse. Je savais qu’elle était presque tombée en enfance, tellement elle était vieille, qu’elle était sourde et qu’elle a toute une meute de petits chiens. Cela ne l’empêchait pas d’avoir une immense influence dans le monde, de sorte que le comte Naïnsky lui-même faisait antichambre chez elle. En route, j’élabore mon plan de campagne que je base sur la faculté que j’ai d’être aimé de tous les chiens. Vraiment ! j’en ai fait l’observation. Est-ce force magnétique, ou ça vient-il de ce que j’aime les animaux ? Je ne sais… À propos de magnétisme, nous avons été dernièrement chez un médium, nous avons évoqué des esprits ; c’est diantrement curieux ; j’ai évoqué Jules César…

— Ah ! mon Dieu ! Pourquoi justement Jules César ? s’écria Natacha en éclatant de rire. Mais raconte-nous donc ce que tu as fait chez la princesse.

— C’est que vous m’interrompez tout le temps. Nous arrivons donc chez la princesse, et je me mets à faire ma cour à Mimi. C’est une abominable petite chienne, vieille, entêtée et méchante. La princesse en est folle ; elles sont, je crois, aussi vieille l’une que l’autre. Je commence par bourrer Mimi de bonbons ; au bout de dix minutes, je lui avais appris à donner la patte, ce qu’on n’avait pu lui inculquer pendant toute sa longue existence. La princesse était aux anges, elle pleurait de joie : « Mimi sait donner la patte ! » Quelqu’un arrive : « Mimi, donne la patte ! C’est mon filleul qui lui a appris ! » Le comte Naïnsky entre : « Mimi sait donner la patte ! » Et elle me regarde, avec des larmes d’attendrissement. C’est une excellente vieille ; elle me faisait peine. Je continue de la flatter : sur un tabouret, auprès d’elle, je vois le portrait d’une jeune dame, le sien, alors qu’elle était fiancée, il y a quelque soixante ans. Je le prends et, comme je ne savais rien, je m’écrie : Quelle charmante peinture ! quelle idéale beauté ! Pour le coup, la voilà en train de fondre tout à fait ; elle me parle de ceci et de cela, me demande où j’ai fait mes études, chez qui je vais, me dit que j’ai de beaux cheveux, et la voilà partie. De mon côté je l’égaye, je lui raconte une historiette scandaleuse : elle les adore ; aussi