remment dormi tous ces jours-ci. Je vous ai moi-même donné l’adresse de ce traktir, et il n’est pas étonnant que vous y soyez venu tout droit. Je vous ai indiqué le chemin à suivre et les heures où l’on peut me trouver ici. Vous en souvenez-vous ?
— Je l’ai oublié, répondit Raskolnikoff avec surprise.
— Je le crois. À deux reprises, je vous ai donné ces indications. L’adresse s’est gravée machinalement dans votre mémoire, et elle vous a guidé à votre insu. Du reste, pendant que je vous parlais, je voyais bien que vous aviez l’esprit absent. Vous ne vous observez pas assez, Rodion Romanovitch. Mais voici encore quelque chose : je suis convaincu qu’à Pétersbourg nombre de gens cheminent en se parlant à eux-mêmes. C’est une ville de demi-fous. Si nous avions des savants, les médecins, les juristes et les philosophes pourraient faire ici des études très-curieuses, chacun dans sa spécialité. Il n’y a guère de lieu où l’âme humaine soit soumise à des influences si sombres et si étranges. L’action seule du climat est déjà funeste. Malheureusement, Pétersbourg est le centre administratif du pays, et son caractère doit se refléter sur toute la Russie. Mais il ne s’agit pas de cela maintenant, je voulais vous dire que je vous ai déjà vu plusieurs fois passer dans la rue. En sortant de chez vous, vous tenez la tête droite. Après avoir fait vingt pas, vous la baissez et vous vous croisez les mains derrière le dos. Vous regardez, et il est évident que ni devant vous, ni à vos côtés, vous ne voyez rien. Finalement vous vous mettez à remuer les lèvres et à converser avec vous-même ; parfois alors vous gesticulez, vous déclamez, vous vous arrêtez au milieu de la voie publique pour un temps plus ou moins long. Voilà qui ne vaut rien du tout. D’autres que moi peut-être vous remarquent, et cela n’est pas sans danger. Au fond, peu m’importe ; je n’ai pas la prétention de vous guérir, mais vous me comprenez, sans doute.