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Iras-tu ? iras-tu ? lui demanda-t-elle toute tremblante, tandis qu’elle lui serrait les mains avec une force décuplée et fixait sur lui des yeux enflammés.

Cette subite exaltation de la jeune fille plongea Raskolnikoff dans une stupeur profonde.

— Tu veux donc que j’aille aux galères, Sonia ? Il faut que je me dénonce, n’est-ce pas ? fit-il d’un air sombre.

— Il faut que tu acceptes l’expiation et que par elle tu te rachètes.

— Non, je n’irai pas me dénoncer, Sonia.

— Et vivre ! Comment vivras-tu ? répliqua-t-elle avec force. — Est-ce possible à présent ? Comment pourras-tu soutenir l’aspect de ta mère ? (Oh ! que deviendront-elles maintenant ?) Mais que dis-je ? Déjà tu as quitté ta mère et ta sœur. Voilà pourquoi tu as rompu tes liens de famille ! Oh ! Seigneur ! s’écria-t-elle : il comprend déjà lui-même tout cela ! Eh bien, comment rester hors de la société humaine ? Que vas-tu devenir maintenant ?

— Sois raisonnable, Sonia, dit doucement Raskolnikoff. Pourquoi irais-je me présenter à la police ? Que dirais-je à ces gens-là ? Tout cela ne signifie rien… Ils égorgent eux-mêmes des millions d’hommes, et ils s’en font un mérite. Ce sont des coquins et des lâches, Sonia !… Je n’irai pas. Qu’est-ce que je leur dirais ? Que j’ai commis un assassinat, et que, n’osant profiter de l’argent volé, je l’ai caché sous une pierre ? ajouta-t-il avec un sourire fielleux. Mais ils se moqueront de moi, ils diront que je suis un imbécile de n’en avoir pas fait usage. Un imbécile et un poltron ! Eux, Sonia, ne comprendraient rien, ils sont incapables de comprendre. Pourquoi irais-je me livrer ? Je n’irai pas. Sois raisonnable, Sonia…

— Porter un pareil fardeau ! Et cela toute la vie, toute la vie !

— Je m’y habituerai… répondit-il d’un air farouche.