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le passage du mont Blanc, mais qu’au lieu de tous ces brillants exploits il se fût trouvé en présence d’un meurtre à commettre pour assurer son avenir, aurait-il répugné à l’idée d’assassiner une vieille femme et de lui voler trois mille roubles ? Se serait-il dit qu’une telle action était trop dépourvue de prestige et trop… criminelle ? Je me suis longtemps creusé la tête sur cette « question » et n’ai pu m’empêcher d’éprouver un sentiment de honte quand à la fin j’ai reconnu que non-seulement il n’aurait pas hésité, mais qu’il n’aurait même pas compris la possibilité d’une hésitation. Toute autre issue lui étant fermée, il n’aurait pas fait le raffiné, il serait allé de l’avant sans le moindre scrupule. Dès lors, moi non plus, je n’avais pas à hésiter, j’étais couvert par l’autorité de Napoléon !… Tu trouves cela risible ? Tu as raison, Sonia.

La jeune fille ne se sentait aucune envie de rire.

— Dites-moi plutôt franchement… sans exemples, fit-elle d’une voix plus timide encore et à peine distincte.

Il se tourna vers elle, la considéra avec tristesse et lui prit les mains.

— Tu as encore raison, Sonia. Tout cela est absurde, ce n’est guère que du bavardage ! Vois-tu ? ma mère, comme tu le sais, est presque sans ressource. Le hasard a permis que ma sœur reçût de l’éducation, et elle est condamnée au métier d’institutrice. Toutes leurs espérances reposaient exclusivement sur moi. Je suis entré à l’Université, mais, faute de moyens d’existence, j’ai dû interrompre mes études. Supposons même que je les aie continuées : en mettant les choses au mieux, j’aurais pu dans dix ou quinze ans être nommé professeur de gymnase ou obtenir une place d’employé avec mille roubles de traitement… (Il avait l’air de réciter une leçon.) Mais d’ici là les soucis et les chagrins auraient ruiné la santé de ma mère, et ma sœur… peut-être lui serait-il arrivé pis encore. Se priver de tout, laisser