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À qui en avez-vous ? fit l’employé d’une voix menaçante. Mais non, c’est inutile ! La chose n’a pas d’importance ! Une veuve ! une pauvre veuve ! Je lui pardonne ! Passe !

Et il avala un nouveau verre d’eau-de-vie.

Raskolnikoff écoutait en silence. Ce qu’il éprouvait était une sensation de dégoût. Par politesse seulement et pour ne pas désobliger Catherine Ivanovna, il touchait du bout des dents aux mets dont elle couvrait à chaque instant son assiette.

Le jeune homme tenait les yeux fixés sur Sonia. Celle-ci, de plus en plus soucieuse, suivait avec inquiétude les progrès de l’exaspération chez Catherine Ivanovna. Elle pressentait que le dîner finirait mal. Entre autres choses, Sonia savait qu’elle-même était la principale cause qui avait empêché les deux provinciales d’assister à ce repas. Elle avait appris de la propre bouche d’Amalia Ivanovna qu’en recevant l’invitation la mère blessée avait demandé « comment elle pourrait faire asseoir sa fille à côté de cette demoiselle ».

La jeune fille se doutait que sa belle-mère était déjà instruite de cette avanie. Or, une insulte qui atteignait Sonia, c’était pour Catherine Ivanovna pis qu’un affront fait à elle-même, à ses enfants ou à la mémoire de son papa, c’était un mortel outrage. Sonia devinait que Catherine Ivanovna n’avait plus à présent qu’une chose à cœur : prouver à ces chipies qu’elles étaient toutes deux, etc. Justement, un convive assis à l’autre bout de la table fit passer à Sonia une assiette sur laquelle se trouvaient, façonnés avec de la mie de pain, deux cœurs percés d’une flèche. Catherine Ivanovna, enflammée de colère, déclara aussitôt d’une voix retentissante que l’auteur de cette plaisanterie était assurément un « âne ivre ».

Ensuite elle annonça son dessein de se retirer, dès qu’elle aurait obtenu sa pension, à T…, sa ville natale, où elle ouvrirait une maison d’éducation à l’usage des jeunes filles