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ça m’est égal, du moment qu’ils mangent ! Au moins ils ne font pas de bruit, seulement… seulement j’ai peur pour les couverts d’argent de la logeuse !… Amalia Ivanovna ! dit-elle presque à haute voix en s’adressant à madame Lippevechzel, — si, par hasard, on vole vos cuillers, je vous préviens que je n’en réponds pas !

Après cette satisfaction donnée à son ressentiment, elle se tourna de nouveau vers Raskolnikoff et ricana en lui montrant la logeuse :

— Ha ! ha ! ha ! Elle n’a pas compris ! Elle ne comprend jamais ! Elle reste là bouche béante ! Voyez donc : c’est une vraie chouette, une chouette fraîchement enrubannée, ha ! ha ! ha !

Ce rire se termina en un accès de toux qui dura cinq minutes. Elle porta son mouchoir à ses lèvres, puis le montra silencieusement à Raskolnikoff : il était taché de sang. Des gouttes de sueur perlaient sur le front de Catherine Ivanovna ; ses pommettes se coloraient de rouge, et sa respiration devenait des plus difficiles ; néanmoins elle continua de causer à voix basse avec une animation extraordinaire.

— Je lui avais confié la mission, fort délicate, on peut le dire, d’inviter cette dame et sa fille…, vous savez de qui je veux parler ? Il fallait procéder ici avec beaucoup de tact ; eh bien ! elle s’y est prise de telle façon que cette sotte étrangère, cette pecque provinciale qui est venue ici pour solliciter une pension comme veuve d’un major, et qui court du matin au soir les chancelleries avec un pied de fard sur le visage, à cinquante-cinq ans passés… bref, cette mijaurée a refusé mon invitation sans même s’excuser, comme la plus vulgaire politesse commande de le faire en pareil cas ! Je ne puis comprendre pourquoi Pierre Pétrovitch n’est pas venu non plus. Mais où est donc Sonia ? Qu’est-elle devenue ? Ah ! la voilà, enfin ! Eh bien ! Sonia, où étais-tu ? C’est étrange que même un jour comme aujourd’hui tu sois