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aussi. J’ai une mise convenable, et je suis censé être dans l’aisance : l’abolition du servage ne nous a pas ruinés ; cependant… je ne tiens pas à renouer mes anciennes relations ; déjà autrefois elles m’étaient insupportables. Je suis ici depuis avant-hier, et je ne me suis encore rappelé au souvenir de personne. Non, il faudra que le monde des cercles et les habitués du restaurant Dussaud se passent de ma présence. D’ailleurs, quel plaisir y a-t-il à tricher au jeu ?

— Ah ! vous trichiez au jeu ?

— Eh, sans doute ! Il y a huit ans, nous étions toute une société, — des hommes très comme il faut, des capitalistes, des poëtes, — qui passions le temps à jouer aux cartes et à nous tricher de notre mieux. Avez-vous remarqué qu’en Russie les gens du meilleur ton sont des filous ? Mais à cette époque un grec de Niéjine, à qui je devais 70,000 roubles, me fit enfermer à la prison pour dettes. C’est alors que se montra Marfa Pétrovna. Elle entra en arrangement avec mon créancier et, moyennant 30,000 roubles qu’elle lui paya, obtint ma mise en liberté. Nous nous unîmes en légitime mariage ; après quoi, elle se hâta de m’enfouir à sa campagne, comme un trésor. Elle était de cinq ans plus âgée que moi et m’aimait beaucoup. Pendant sept ans je n’ai pas bougé du village. Notez que toute sa vie elle a gardé par devers soi, à titre de précaution contre moi, la lettre de change que j’avais souscrite au grec et qu’elle avait fait racheter par un prête-nom : si j’avais essayé de secouer le joug, elle m’aurait immédiatement fait coffrer ! Oh ! malgré toute son affection pour moi, elle n’aurait pas hésité ! Les femmes ont de ces contradictions.

— Si elle ne vous avait pas tenu de la sorte, vous l’auriez plantée là ?

— Je ne sais comment vous répondre. Ce document ne me gênait pas beaucoup. Je n’avais envie d’aller nulle part. Deux fois Marfa Pétrovna elle-même, voyant que je m’en-