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le moyen de louer une campagne pendant l’été, tout contribuait à irriter encore les nerfs déjà excités du jeune homme. L’insupportable odeur des cabarets, très-nombreux dans cette partie de la ville, et les ivrognes qu’on rencontrait à chaque pas, bien que ce fût un jour ouvrable, achevaient de donner au tableau un coloris repoussant. Les traits fins de notre héros trahirent, durant un instant, une impression d’amer dégoût. Disons, à ce propos, que les avantages physiques ne lui faisaient pas défaut : d’une taille au-dessus de la moyenne, mince et bien fait de sa personne, il avait des cheveux châtains et de beaux yeux de couleur foncée. Mais, peu après, il tomba dans une profonde rêverie ou plutôt dans une sorte de torpeur intellectuelle. Il marchait sans remarquer ce qui l’entourait et même sans vouloir le remarquer. De loin en loin seulement, il murmurait quelques mots à part soi ; car, comme lui-même le reconnaissait tout à l’heure, il avait l’habitude des monologues. En ce moment, il s’apercevait que ses idées s’embrouillaient parfois et qu’il était très-faible : depuis deux jours, il n’avait, pour ainsi dire, rien mangé.

Il était si misérablement vêtu qu’un autre se fût fait scrupule de sortir en plein jour avec de pareils haillons. À la vérité, le quartier autorisait n’importe quel costume. Dans les environs du Marché-au-Foin, dans ces rues du centre de Pétersbourg où habite une population d’ouvriers, la mise la plus hétéroclite n’a rien qui puisse éveiller l’étonnement. Mais tant de farouche dédain s’était amassé dans l’âme du jeune homme que, nonobstant une pudibonderie parfois fort naïve, il n’éprouvait nulle honte à exhiber ses guenilles dans la rue.

Ç’eût été autre chose s’il avait rencontré quelque connaissance, quelqu’un des anciens camarades dont, en général, il évitait l’approche… Néanmoins, il s’arrêta net en s’entendant désigner à l’attention des passants par ces mots pro-