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Désireuse d’avoir à perpétuité des prières pour le repos de son âme, la vieille avait légué toute sa fortune à un monastère du gouvernement de N… Élisabeth appartenait à la classe bourgeoise, et non au tchin. C’était une fille démesurément grande et dégingandée, avec de longs pieds toujours chaussés de souliers avachis, d’ailleurs fort propre sur sa personne. Ce qui, surtout, étonnait et faisait rire l’étudiant, c’est qu’Élisabeth était continuellement enceinte…

— Mais tu prétends que c’est un monstre ? observa l’officier.

— Elle est fort brune de peau, à la vérité ; on dirait un soldat habillé en femme, mais, tu sais, ce n’est pas tout à fait un monstre. Il y a tant de bonté dans sa physionomie, et ses yeux ont une expression si sympathique… La preuve, c’est qu’elle plaît à beaucoup de gens. Elle est si tranquille, si douce, si patiente, elle a un caractère tellement facile… Et puis, son sourire même est fort beau.

— Est-ce que par hasard elle te plairait ? demanda en riant l’officier.

— Elle me plaît par son étrangeté. Mais quant à cette maudite vieille, je t’assure que je la tuerais et dépouillerais sans le moindre scrupule de conscience, ajouta avec vivacité l’étudiant.

L’officier se remit à rire, mais Raskolnikoff frissonna. Les paroles qu’il entendait faisaient si étrangement écho à ses propres pensées !

— Permets, je vais te poser une question sérieuse, reprit l’étudiant de plus en plus échauffé. — Tout à l’heure, sans doute, je plaisantais, mais regarde : d’un côté, une vieille femme maladive, bête, stupide, méchante, un être qui n’est utile à personne et qui, au contraire, nuit à tout le monde, qui ne sait pas lui-même pourquoi il vit, et qui mourra demain de sa mort naturelle. Comprends-tu ? comprends-tu ?

— Allons, je comprends, répondit l’officier, qui, en voyant son ami s’emballer de la sorte, le considérait attentivement.