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l’avait si longtemps oppressé, et la paix rentrait dans son âme soulagée. « Seigneur ! pria-t-il, — montre-moi ma route, et je renoncerai à ce rêve maudit ! »

En traversant le pont, il regardait tranquillement la rivière et le flamboyant coucher du soleil. Malgré sa faiblesse, il ne sentait même pas la fatigue. On eût dit que l’abcès qui s’était formé dans son cœur depuis un mois venait de crever subitement. À présent, il était libre ! Le charme était rompu ! L’horrible maléfice avait cessé d’agir !

Plus tard, Raskolnikoff se rappela, minute par minute, l’emploi de son temps durant ces jours de crise : une circonstance, entre autres, lui revenait souvent à la pensée, et, bien qu’elle n’eût par elle-même rien de particulièrement extraordinaire, il n’y songeait jamais qu’avec une sorte d’effroi superstitieux, vu l’action décisive qu’elle avait exercée sur sa destinée.

Voici le fait qui restait toujours pour lui une énigme : comment, alors que fatigué, harassé, il aurait dû, ce semble, retourner chez lui par le chemin le plus court et le plus direct, comment l’idée lui était-elle venue de prendre par le Marché-au-Foin, où rien, absolument rien ne l’appelait ? Sans doute, ce détour n’allongeait pas beaucoup sa route, mais il était parfaitement inutile. À la vérité, il lui était arrivé des dizaines de fois de regagner sa demeure sans faire attention à l’itinéraire qu’il suivait. « Mais pourquoi donc, se demandait-il toujours, pourquoi la rencontre si importante, si décisive pour moi, et en même temps si fortuite, que j’ai faite sur le Marché-au-Foin (où je n’avais aucun motif pour me rendre), pourquoi cette rencontre a-t-elle eu lieu à l’heure même, au moment précis où, étant données les dispositions dans lesquelles je me trouvais, elle devait avoir les suites les plus graves et les plus irréparables ? » Il était tenté de voir dans cette fatale coïncidence l’effet d’une prédestination.