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ter sur les yeux et sur le museau, quand les pauvres bêtes s’épuisent en vains efforts pour dégager le véhicule embourbé. Ce spectacle dont Raskolnikoff avait été souvent témoin lui faisait toujours venir les larmes aux yeux, et sa maman ne manquait jamais, en pareil cas, de l’éloigner de la fenêtre. Soudain se produit un grand tapage : du cabaret sortent, en criant, en chantant, en jouant de la guitare, des moujiks complétement ivres ; ils ont des chemises rouges et bleues, leurs sarraus sont jetés négligemment sur leurs épaules. « Montez, montez tous ! crie un homme jeune encore, au gros cou, au visage charnu et d’un rouge carotte, — je vous emmène tous, montez ! » Ces paroles provoquent aussitôt des rires et des exclamations :

— Une rosse pareille faire la route !

— Il faut que tu aies perdu l’esprit, Mikolka, pour atteler cette petite jument à un pareil chariot !

— Pour sûr, mes amis, la jument rouanne marche sur ses vingt ans !

— Montez, j’emmène tout le monde ! crie de nouveau Mikolka qui saute le premier dans le chariot, saisit les guides et se dresse de toute sa taille sur le devant du véhicule. — Le cheval bai est parti tantôt avec Matviéi, et cette jument, mes amis, est un vrai crève-cœur pour moi ; je crois que je devrais la tuer, elle ne gagne pas sa nourriture. Montez, vous dis-je ! je la ferai galoper ! oh ! elle galopera !

Ce disant, il prend son fouet, déjà heureux à l’idée de fouetter la jument rouanne.

— Mais montez donc, voyons ! Puisqu’on vous dit qu’elle va galoper ! ricane-t-on dans la foule.

— Elle n’a sans doute pas galopé depuis dix ans.

— Elle ira bon train !

— Ne la ménagez pas, mes amis, prenez chacun un fouet, préparez-vous tous !

— C’est cela ! on la fouettera !