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lève une église de pierre surmontée d’une coupole verte, où l’enfant allait deux fois par an entendre la messe avec son père et sa mère, lorsqu’on célébrait l’office pour le repos de l’âme de sa grand’mère, morte depuis longtemps déjà et qu’il n’avait jamais connue. Dans ces occasions, ils emportaient toujours un gâteau de riz sur lequel une croix était figurée avec des raisins secs. Il aimait cette église, ses vieilles images pour la plupart sans garnitures, et son vieux prêtre à la tête branlante. À côté de la pierre marquant la place où reposaient les restes de la vieille femme, il y avait une petite tombe, celle du frère cadet de Rodion, enfant mort à six mois. Il ne l’avait pas connu non plus, mais on lui avait dit qu’il avait eu un petit frère ; aussi, chaque fois qu’il visitait le cimetière, il faisait pieusement le signe de la croix au-dessus de la petite tombe, s’inclinait avec respect et la baisait. Voici maintenant son rêve : il suit avec son père le chemin qui conduit au cimetière ; tous deux passent devant le cabaret ; il tient son père par la main et jette des regards craintifs sur l’odieuse maison où semble régner une animation plus grande encore que de coutume. Il y a là force bourgeoises et paysannes endimanchées, leurs maris, et toute sorte de gens appartenant à la lie du peuple. Tous sont ivres, tous chantent des chansons. Devant le perron du cabaret stationne un de ces énormes chariots dont on se sert habituellement pour le transport des marchandises et des fûts de vin ; d’ordinaire on y attelle de vigoureux chevaux aux grosses jambes, à la longue crinière, et Raskolnikoff avait toujours plaisir à contempler ces robustes bêtes traînant derrière elles les plus pesants fardeaux sans en éprouver la moindre fatigue. Mais maintenant à ce lourd chariot était attelé un petit cheval rouan d’une maigreur lamentable, une de ces rosses auxquelles les moujiks font parfois tirer de grosses charrettes de bois ou de foin, et qu’ils accablent de coups, allant jusqu’à les fouet-