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« Ou renoncer à la vie ! s’écria-t-il brusquement, accepter une fois pour toutes la destinée comme elle est, refouler en moi-même toutes mes aspirations, abdiquer définitivement le droit d’agir, de vivre et d’aimer !… »

Raskolnikoff se rappela soudain les paroles dites la veille par Marméladoff : « Comprenez-vous, comprenez-vous, monsieur, ce que signifient ces mots : n’avoir plus où aller ?… »

Tout à coup il frissonna : une pensée qu’il avait eue aussi la veille venait de se présenter de nouveau à son esprit. Ce n’était pas le retour de cette pensée qui lui donnait le frisson. Il savait d’avance, il avait pressenti qu’elle reviendrait infailliblement, et il l’attendait. Mais cette idée n’était plus tout à fait celle de la veille, et voici en quoi consistait la différence : ce qui, il y a un mois et hier encore, n’était qu’un rêve, surgissait maintenant sous une forme nouvelle, effrayante, méconnaissable. Le jeune homme avait conscience de ce changement… Des bourdonnements se produisaient dans son cerveau, et un nuage couvrait ses yeux.

Il se hâta de regarder autour de lui, cherchant quelque chose. Il avait envie de s’asseoir, et ce qu’il cherchait, c’était un banc. Il se trouvait alors sur le boulevard de K… à cent pas de distance, un banc s’offrit à sa vue. Il se mit à marcher aussi vite que possible, mais en chemin lui arriva une petite aventure qui pendant quelques minutes l’occupa exclusivement.

Tandis qu’il regardait dans la direction du banc, il aperçut une femme marchant à vingt pas devant lui. D’abord il ne fit pas plus attention à elle qu’aux différents objets qu’il avait jusqu’alors rencontrés sur sa route. Bien des fois, par exemple, il lui était arrivé de rentrer chez lui sans se rappeler aucunement le chemin qu’il avait suivi ; il marchait habituellement sans rien voir. Mais la femme avait quelque chose de si bizarre à première vue que Raskolnikoff ne put s’empêcher de la remarquer. Peu à peu succéda à la surprise