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tourmentée : que sera-ce quand elle verra les choses comme elles sont ? Et moi ?… Pourquoi donc, au fait, n’avez-vous pas pensé à moi ? Je ne veux pas de votre sacrifice, Dounetchka, je n’en veux pas, maman ! Aussi longtemps que je vivrai, ce mariage n’aura pas lieu ! »

Il rentra tout à coup en lui-même et s’arrêta.

« Il n’aura pas lieu ? Mais que feras-tu donc pour l’empêcher ? Tu opposeras ton veto ? De quel droit ? Que peux-tu leur promettre de ton côté pour prendre ce droit-là ? Tu t’engageras à leur consacrer toute ta vie, tout ton avenir, quand tu auras fini tes études et trouvé une place ? C’est le futur, cela, mais le présent ? Il s’agit de faire quelque chose dès maintenant, comprends-tu ? Or, pour le moment, qu’est-ce que tu fais ? Tu les gruges. Tu forces l’une à emprunter sur sa pension, l’autre à demander une avance d’honoraires aux Svidrigaïloff ! Sous prétexte que tu seras millionnaire plus tard, tu prétends aujourd’hui disposer souverainement de leur sort, mais peux-tu actuellement subvenir à leurs besoins ? Dans dix ans tu le pourras ! En attendant, ta mère se sera perdu les yeux à tricoter des fichus et peut-être à pleurer ; les privations auront ruiné sa santé ; et ta sœur ? Allons, songe un peu aux risques qui menacent ta sœur durant ce laps de dix ans ! Saisis-tu ? »

Il éprouvait un âcre plaisir à se poser ces poignantes questions qui, du reste, n’étaient pas nouvelles pour lui. Depuis longtemps elles le tourmentaient, le harcelaient sans relâche, exigeant impérieusement des réponses qu’il se sentait incapable de leur donner. À présent, la lettre de sa mère venait de le frapper comme d’un coup de foudre. Il comprenait que le temps des lamentations stériles était passé, qu’en ce moment il ne s’agissait plus, pour lui, de raisonner sur son impuissance, mais de faire quelque chose dans le plus bref délai. Coûte que coûte, il lui fallait prendre une résolution quelconque, ou…