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par Afanase Ivanovitch ? Là-bas, dans notre petite ville, elle fatigue ses pauvres yeux à tricoter des fichus de laine et à broder des manchettes, mais je sais que ce travail ne rapporte pas plus de vingt roubles par an. Donc, malgré tout, c’est dans les sentiments généreux de M. Loujine qu’elle met son espoir : « Il m’engagera lui-même à ne pas me séparer de ma fille. » Crois ça et bois de l’eau !

« Passe encore pour maman, elle est ainsi, c’est dans sa nature, mais Dounia ?

« Il est impossible qu’elle ne comprenne pas cet homme, et elle consent à l’épouser ! Sa liberté morale, son âme lui sont autrement chères que le bien-être ; plutôt que d’y renoncer, elle mangerait du pain noir et boirait de l’eau ; elle ne les donnerait pas pour tout le Sleswig-Holstein, à plus forte raison pour M. Loujine. Non, la Dounia que j’ai connue n’était point cela, et sans doute elle est restée la même… Que dire ? Il est pénible d’habiter chez des Svidrigaïloff ! Rouler de province en province, passer toute sa vie à donner des leçons moyennant deux cents roubles par an, certes cela est dur ; pourtant, je sais que ma sœur irait travailler chez un planteur d’Amérique ou chez un Allemand de Lithuanie plutôt que de s’avilir en enchaînant, par pur intérêt personnel, son existence à celle d’un homme qu’elle n’estime pas et avec qui elle n’a rien de commun ! M. Loujine serait en or pur ou en diamant, qu’elle ne consentirait pas encore à devenir la concubine légitime de M. Loujine ! Pourquoi donc s’y résoud-elle à présent ?

« Où est le mot de cette énigme ? Eh ! la chose est claire : pour elle-même, pour se procurer le bien-être ou même pour échapper à la mort, elle ne se vendrait pas ; mais pour un autre, pour un être aimé, adoré, elle se vend ! Voilà tout le mystère expliqué : c’est pour son frère, pour sa mère qu’elle se vend ! Elle vend tout ! Oh ! en pareil cas, nous faisons violence même à notre sentiment moral ;