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enfin Razoumikhine, — vous vous mystifiez réciproquement, n’est-ce pas ? Ils sont là à s’amuser aux dépens l’un de l’autre ! Est-ce que tu parles sérieusement, Rodia ?

Sans lui répondre, Raskolnikoff leva vers lui son visage pâle et comme souffrant. En considérant la physionomie calme et attristée de son ami, Razoumikhine trouva étrange le ton caustique, provocant et impoli qu’avait pris Porphyre.

— Eh bien, mon cher, si, en effet, c’est sérieux… Sans doute, tu as raison de dire que ce n’est pas neuf et que cela ressemble à tout ce que nous avons lu et entendu mille fois ; mais ce qu’il y a de réellement original là dedans, ce qui n’appartient réellement qu’à toi, je suis désolé de le dire, c’est ce droit moral de verser le sang que tu accordes et que tu défends, pardonne-moi, avec tant de fanatisme… Voilà, par conséquent, la pensée principale de ton article. Cette autorisation morale de tuer est, à mon avis, quelque chose de plus épouvantable que ne le serait l’autorisation officielle, légale…

— C’est très-juste, — c’est quelque chose de plus épouvantable en effet, observa Porphyre.

— Non, l’expression a dépassé ta pensée, ce n’est pas cela que tu as voulu dire ! Je lirai ton article… En causant, quelquefois on se laisse entraîner ! Tu ne peux pas penser cela… Je lirai.

— Il n’y a rien de tout cela dans mon article, j’ai à peine touché à la question, dit Raskolnikoff.

— Oui, oui, reprit Porphyre, maintenant je comprends à peu près votre façon d’envisager le crime, mais… excusez mon insistance : si un jeune homme s’imagine être un Lycurgue ou un Mahomet… futur, cela va sans dire, il commencera par supprimer tous les obstacles qui l’empêcheraient d’accomplir sa mission… « J’entreprends une longue campagne, se dira-t-il, et pour une campagne il faut de