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ainsi qu’il s’est exprimé, — « tâche de t’en souvenir ; tu peux te retirer ! » J’ai baisé la poussière de ses bottes, mentalement, bien entendu, car il n’aurait pas souffert que je le fisse en réalité : c’est un homme trop pénétré des idées modernes pour accepter de pareils hommages. Mais, Seigneur, quel accueil j’ai reçu chez moi quand j’ai annoncé que je rentrais au service et que j’allais toucher un traitement…

L’émotion obligea de nouveau Marméladoff à s’arrêter. En ce moment, le cabaret fut envahi par une bande d’individus déjà pris de boisson. Un orgue de Barbarie se faisait entendre à la porte de l’établissement, et la voix grêle d’un enfant de sept ans chantait la Petite Ferme. La salle devenait bruyante. Le patron et ses garçons s’empressaient autour des nouveaux venus. Sans faire attention à cet incident, Marméladoff poursuivit son récit. Les progrès de l’ivresse rendaient le fonctionnaire de plus en plus expansif. En se rappelant sa récente rentrée au service, il avait comme un rayon de joie sur le visage. Raskolnikoff ne perdait aucune de ses paroles.

— Il y a de cela cinq semaines, monsieur. Oui… Dès que Catherine Ivanovna et Sonetchka eurent appris la nouvelle, Seigneur, je me trouvai comme transporté dans le paradis. Autrefois, je n’entendais que des injures : « Couche-toi, brute ! » À présent, on marchait sur la pointe du pied, on faisait taire les enfants : « Chut ! Simon Zakharitch est revenu fatigué du service, il faut le laisser reposer ! » Avant que je sortisse pour aller à mon bureau, on me faisait boire du café à la crème ! On se procurait de la vraie crème, vous entendez ! Et où purent-elles trouver onze roubles cinquante kopecks pour remonter ma garde-robe ? Je n’y comprends rien ! Toujours est-il qu’elles me requinquèrent des pieds à la tête : j’eus des bottes, des plastrons en calicot superbe, un uniforme ; le tout, parfaitement conditionné, leur coûta onze roubles et demi.