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m’est égal, se hâta-t-il de déclarer aussitôt après, avec un flegme apparent, tandis que les deux garçons, derrière le comptoir, cachaient mal leur envie de rire et que le patron lui-même souriait. — Peu m’importe ! je ne m’inquiète pas de leurs hochements de tête, car tout cela est connu de tout le monde, et tous les secrets se découvrent ; ce n’est pas avec dédain, mais avec résignation que j’envisage la chose. Soit ! soit ! Ecce homo ! Permettez, jeune homme : pouvez-vous ou plutôt osez-vous, en fixant maintenant les yeux sur moi, affirmer que je ne suis pas un cochon ?

Le jeune homme ne répondit pas un mot.

L’orateur attendit d’un air plein de dignité la fin des rires provoqués par ses dernières paroles, puis il reprit :

— Allons, soit, je suis un cochon, mais elle, c’est une dame ! J’ai sur moi le sceau de la bête, mais Catherine Ivanovna, mon épouse, est une personne bien élevée, fille d’un officier supérieur. J’admets que je sois un drôle, mais ma femme possède un grand cœur, des sentiments élevés, de l’éducation. Et pourtant… oh ! si elle avait pitié de moi ! Monsieur, monsieur, tout homme a besoin de trouver quelque part de la pitié ! Mais Catherine Ivanovna, nonobstant sa grandeur d’âme, est injuste… Et bien que je comprenne moi-même que quand elle me tire les cheveux, c’est au fond par intérêt pour moi (car, je ne crains pas de le répéter, elle me tire les cheveux, jeune homme, insista-t-il avec un redoublement de dignité en entendant de nouveaux éclats de rire), pourtant, mon Dieu ! si, ne fût-ce qu’une fois, elle… Mais non, non, laissons cela, il est inutile d’en parler !… pas une seule fois je n’ai obtenu ce que je désirais, pas une seule fois je n’ai été pris en pitié, mais… tel est mon caractère, je suis une vraie brute !

— Je crois bien ! observa en bâillant le cabaretier.

Marméladoff frappa du poing sur la table.

— Tel est mon caractère ! savez-vous, savez-vous, mon-