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timents ; dans l’indigence, vous ne conservez rien. L’indigent, ce n’est pas même à coups de bâton qu’on le chasse de la société humaine, c’est à coups de balai, ce qui est encore plus humiliant. Et l’on a raison ; car l’indigent est tout le premier disposé à s’avilir lui-même. Et voilà ce qui explique le cabaret ! Monsieur, il y a un mois, M. Lébéziatnikoff a battu ma femme. Or, toucher à ma femme, n’est-ce pas m’atteindre à l’endroit le plus sensible ? Comprenez-vous ? Permettez-moi de vous faire encore une question, oh ! par simple curiosité : Avez-vous quelquefois passé la nuit sur la Néva, dans les bateaux de foin ?

— Non, cela ne m’est jamais arrivé, répondit Raskolnikoff. Pourquoi ?

— Eh bien, moi, voilà déjà la cinquième nuit que je couche là.

Il remplit son verre, le vida et devint songeur. En effet, des brins de foin se voyaient çà et là sur ses vêtements et même dans ses cheveux. Selon toute apparence, depuis cinq jours il ne s’était ni déshabillé ni lavé. Ses grosses mains rouges, aux ongles en deuil, étaient particulièrement sales.

La salle entière l’écoutait, assez négligemment du reste. Les garçons riaient derrière le comptoir. Le patron était descendu dans le sous-sol, exprès, sans doute, pour entendre ce « drôle de corps » ; assis à quelque distance, il bâillait d’un air important. Évidemment, Marméladoff était connu depuis longtemps dans la maison. Selon toute probabilité, il devait son bagout à l’habitude de causer au cabaret avec divers interlocuteurs de rencontre. Cette habitude devient un besoin chez certains ivrognes, ceux surtout qui au logis sont traités sévèrement par des épouses peu endurantes : la considération qui leur manque dans leur intérieur, ils cherchent à l’acquérir à la taverne parmi leurs compagnons d’orgie.

— Drôle de corps ! fit d’une voix forte le cabaretier. —