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les plus délicates que Razoumikhine fit boire le thé à Raskolnikoff. Ce dernier se laissait dorloter sans mot dire, bien qu’il se sentit parfaitement en état de rester assis sur le divan sans le secours de personne, de tenir en main la tasse ou la cuiller et peut-être même de marcher. Mais, avec un machiavélisme étrange et presque instinctif, il s’était soudain avisé de feindre momentanément la faiblesse, de simuler même au besoin une certaine inintelligence, tout en ayant l’œil et l’oreille au guet. Du reste, le dégoût fut plus fort que sa résolution : après avoir avalé dix cuillerées de thé, le malade dégagea sa tête par un mouvement brusque, repoussa capricieusement la cuiller et se laissa retomber sur son oreiller. Ce mot n’était plus une métaphore. Raskolnikoff avait maintenant à son chevet un bon oreiller de duvet, avec une taie propre ; ce détail, qu’il avait aussi remarqué, n’était pas sans l’intriguer,

— Il faut que Pachenka nous envoie aujourd’hui même de la gelée de framboise pour faire de la boisson à Rodia, dit Razoumikhine en se remettant à sa place et en reprenant son repas interrompu.

— Et où prendra-t-elle de la framboise ? demanda Nastasia, qui, tenant sa soucoupe sur ses cinq doigts écartés, faisait glisser le thé dans sa bouche “à travers le sucre”.

— Ma chère, elle prendra de la framboise dans une boutique. Vois-tu, Rodia, il s’est passé ici toute une histoire dont tu n’as pas connaissance. Lorsque tu t’es sauvé de chez moi comme un voleur sans me dire où tu demeurais, j’en ai été si fâché que j’ai résolu de te retrouver pour tirer de toi une vengeance exemplaire. Dès le jour même, je me suis mis en campagne. Ce que j’ai couru, ce que j’ai questionné ! J’avais oublié ton adresse actuelle, et cela pour une bonne raison : je ne l’avais jamais sue. Quant à ton ancien logement, je me rappelais seulement que tu habitais aux Cinq Coins, maison Kharlamoff. Je me lance sur cette piste, je