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noncés d’une voix gouailleuse : « Hé, le chapelier allemand ! » Celui qui venait de proférer cette exclamation était un homme ivre qu’on emmenait dans une grande charrette, nous ne savons où ni pourquoi.

Par un geste convulsif, l’interpellé ôta son chapeau et se mit à l’examiner. C’était un chapeau à haute forme acheté chez Zimmermann, mais déjà fatigué par l’usage, tout roussi, tout troué, couvert de bosses et de taches, privé de ses bords, affreux en un mot. Cependant, loin de se sentir atteint dans son amour-propre, le possesseur de cette coiffure éprouva une impression qui était bien plutôt de l’inquiétude que de l’humiliation.

« Je m’en doutais ! murmura-t-il dans son trouble, — je l’avais pressenti ! Voilà le pire ! Une misère comme celle-là, une niaiserie insignifiante peut gâter toute l’affaire ! Oui, ce chapeau fait trop d’effet… Il fait de l’effet précisément parce qu’il est ridicule… Il faut absolument une casquette pour aller avec mes loques ; une vieille galette quelconque vaudra toujours mieux que cette horreur. Personne ne porte de pareils chapeaux ; on remarquera celui-ci à une verste à la ronde, on se le rappellera… plus tard, on y repensera, et ce sera un indice. Il s’agit maintenant d’attirer le moins possible l’attention… Les petites choses ont leur importance, c’est toujours par elles qu’on se perd… »

Il n’avait pas loin à aller ; il savait même la distance exacte qui séparait sa demeure de l’endroit où il se rendait : juste sept cent trente pas. Il les avait comptés quand son projet n’était encore qu’à l’état de rêve vague dans son esprit. À cette époque, lui-même ne croyait pas qu’il dût passer de l’idée à l’action ; il se bornait à caresser en imagination une chimère à la fois épouvantable et séduisante. Mais depuis ce temps-là un mois s’était écoulé, et déjà il commençait à considérer les choses autrement. Bien que, dans tous ses soliloques, il se reprochât son manque