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revoyait, extasié et muet, sa « chère vision », celle qu’il adorait de toute sa jeune âme de poète, celle pour qui il eût voulu donner sa vie, mais dont il n’osait baiser la robe. Puis le lendemain, tout pensif, il remontait vers les « Hauts ». Rempli de son souvenir, il composait des vers, de longs poèmes qu’il cachait. Il vivait de ce rêve éblouissant et cher qui plana sur toute sa vie et voila sa pensée comme d’un crêpe. C’est cette douleur inconsolée qu’il devait chanter plus tard dans l’Illusion suprême :

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Et tu renais aussi, fantôme diaphane
Oui fis battre son cœur pour la première fois,
Et, fleur cueillie avant que le soleil te fane.
Ne parfumas qu’un jour l’ombre calme des bois.

Ô chère Vision, toi qui répands encore.
De la plage lointaine où tu dors à jamais,
Comme un mélancolique et doux reflet d’aurore
Au fond d’un cœur obscur et glacé désormais,

Les ans n’ont pas pesé sur ta grâce immortelle,
La tombe bienheureuse a sauvé ta beauté :
Il te revoit avec tes yeux divins, et telle
Que tu lui souriais en un monde enchanté.
....................


C’est encore à cette « chère vision » qu’il songeait quand il écrivit ces vers ailés du Manchy :

Sous un nuage frais de claire mousseline,
Tous les dimanches au matin
Tu venais à la ville en manchy de rotin
Par les rampes de la colline.