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ESSAI SUR LECONTE DE LISLE

« La lumière sacrée envahit terre et cieux ;
Du zénith au brin d’herbe et du gouffre à la nue,
Elle vole, palpite, et nage et s’insinue,
Dorant d’un seul baiser clair, subtil, frais et doux,…
Les radjahs et les chiens, Richis et Parias,
Et l’insecte invisible, et les Hymalayas
Un rire éblouissant illumine le monde…
… L’arôme de la Vie, inépuisable inonde
L’immensité du rêve énergique où Brahma
Se vit, se reconnut, resplendit et s’aima…[1] »


En même temps que ce spectacle de beauté se déroule devant le poète philosophe, sa pensée redescend en lui-même. Elle ressuscite son passé de gloire, de guerre, de poésie, d’amour — infini qui fait pendant à l’autre infini — illusion aussi captivante et aussi vaine que l’autre illusion. Or, tandis que le sage s’anéantit dans le souvenir de ce que, lui-même il a conçu, voici que, par milliers, hors du sol qui fume, des fourmis « aux ventres blêmes », vêtant de leur grouillement le sommet de la montagne, s’élancent à l’assaut de l’homme, absorbé dans son rêve, et en qui, la concentration de la pensée a fini d’abolir toute sensibilité extérieure :


« Elles couvrent ses pieds, ses cuisses, sa poitrine,
Mordent, rongent la chair, pénètrent par les yeux
Dans la concavité du crâne spacieux,
S’engouffrent dans la bouche ouverte et violette,
Et de ce corps vivant font un raide squelette
Planté sur l’Himavat comme un Dieu sur l’autel,
Et qui fut Valmiki, le poète immortel.
Dont l’âme harmonieuse emplit l’ombre où nous sommes
Et ne se taira plus sur les lèvres des hommes.[2] »


L’allusion est ici transparente ; Valmiki, c’est une fois de plus Leconte de Lisle lui-même. Cette montagne indienne

  1. « La Mort de Valmiki ». Poèmes Antiques.
  2. Ibid.