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ESSAI SUR LECONTE DE LISLE

dants, vagabonds, « tombent, des pics lointains sans nom et sans rivages. »

C’est une joie pour l’observateur de constater que le même artiste qui s’est jeté, comme dans la mer, dans l’anonymat débordant de ces végétations, sera capable de se ressaisir, dès la minute où il lui plaira de se dominer, pour évoquer — dans la sécheresse précieuse de lignes, nettes comme des reliefs de camées, la beauté toute intellectuelle du paysage hellénique. Ici, tout a un nom, des épithètes : le vert acanthe ; le lentisque épais ; la sombre violette ; la pâle hyacinthe ; la mélisse odorante ; le cytise amer ; le noir térébinthe ; la rouge verveine ; l’anis flexible ; le safran sauvage ; la rose de Milet ; l’hélicryse aux fleurs jaunes. Le sentier se fait poussiéreux pour qu’un beau pied s’y imprime ; la colline a un front ; la gorge de la montagne a une légende ; les pins semblent avoir été plantés par la main de l’homme, tout exprès, pour tamiser, entre leurs branches, les rougeurs du soleil qui décline.

On aime à se représenter cet adolescent créole, couché dans une clairière, sur le velours des mousses sauvages de son île, qui caressent son indolence. Les yeux mi-clos, il écoute le bruit de la vie, palpitante autour de ses premiers songes. Le bruissement des insectes se confond avec le murmure des feuilles, et semble, à l’enfant poète, la première manifestation animée de la vie végétale.

Dans l’air lourd, son oreille exercée distingue des sons particuliers. Ils caractérisent chaque être, l’évoque, sans qu’il soit nécessaire de l’apercevoir dans son dessin, dans sa couleur. Le jeune homme sait le nom de tous ces invisibles hôtes qui bruissent dans les herbes. Cette bestiole, qui bourdonne en s’envolant, c’est l’abeille : elle retourne se mêler au vol d’or qui, ailleurs, tournoie et frémit autour des ruches. Cet autre vol, « vif et strident » annonce une « rose sauterelle ». Supposez que le dormeur s’éveille. Il sourira à toutes ces vies grouillantes, avec la joie de re-