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L’HOMME

Contre toute attente, le poète reçut une lettre, signée d’un homme de confiance de Napoléon III, M. Mocquart ; elle l’informait que l’Empereur : « soucieux de favoriser les auteurs de talent qui faisaient honneur au pays », lui octroyait « une indemnité littéraire et annuelle de 3 600 francs ». Cette somme, devait être payée : « sur la cassette particulière du souverain, sans condition aucune.[1] »

Cette fois, Leconte de Lisle baissa la tête. À aucun prix il n’eut consenti à effacer, d’aucune de ses œuvres anciennes, les vers où, avec une clarté sans ambages, il avait formulé son sentiment sur les « tyrans » en général, voir sur la personne particulière du grand aïeul, dont Napoléon III se réclamait. Jamais il n’imposa silence aux amis de sa jeunesse, qui partageaient ses opinions politiques, et continuaient à s’exprimer, sur le régime impérial, avec une verve toute républicaine. Seulement, il estima que le sacrifice qu’il avait fait, le jour où il avait été placé devant la nécessité d’abandonner à la misère, sa mère et ses sœurs, ou d’accepter, d’un homme qu’il continuait à considérer comme un adversaire de son idéal, un mouvement de générosité — lui scellait la bouche. Cette attitude silencieuse, sur les sujets qui lui tenaient le plus à cœur, lui était si familière, que ses amis ne la remarquèrent même point.

Ils furent donc stupéfaits, lorsque, après l’effondrement de 1870 on publia les papiers de la Cassette Impériale, de trouver, le nom de Leconte de Lisle, sur la liste particulière du Souverain. Certains voisinages donnaient beau jeu aux ennemis, que le poète s’était faits, en cours de route, pour l’accabler sous cette découverte. Déconcertés par une telle aventure, ses amis se taisaient. Un témoignage subsiste où les angoisses morales de ces heures sont peintes, par le poète lui-même, avec une simplicité de douleur qui émeut. C’est une

  1. La pension fut versée à partir de juillet 1864, jusqu’à la chute de l’Empire.