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LE RÔLE DU POÈTE

Sans doute, il a le droit de traiter la légende avec plus de désinvolture qu’un témoignage historique, mais il est tout de même intéressant de noter qu’il interprète, tout document qu’il touche, dans le sens de ses désirs et de ses idées préconçues. Il a l’air, parfois, de ne s’être embarqué sur le courant historique que pour pêcher des arguments qui fortifient l’a priori de sa thèse.

« … Toutes les fois que je me suis trouvé en face de deux hypothèses, écrivait Tite-Live en tête de son Histoire, j’ai choisi celle qui était la plus favorable à la grandeur du peuple romain… »

C’est la formule de l’histoire patriotique et éloquente. L’histoire « poétisée » paraît lui ressembler par plus d’un point : elle tient moins à frapper juste qu’à frapper fort ; l’impartialité lui est suspecte comme de la froideur, comme un autre parti pris — le mauvais — qu’il faut combattre.

« L’histoire, a dit M. Jules Lemaître, apparut à Leconte de Lisle comme l’universelle tragédie du mal. Il lui sembla que l’homme avait aggravé l’horreur de son destin par les explications qu’il en avait données, par les religions qui avaient hanté son esprit malade. Prêtant à ses dieux les passions dont il était agité, il se dit que la vie est mauvaise et que l’action est inutile ou funeste. Mais d’autre part, il fut séduit par le pittoresque, la variété plastique de l’histoire humaine, par les tableaux dont elle occupe l’imagination au point de nous faire oublier nos colères et nos douleurs… Il entra, par l’étude, dans les mœurs et dans l’esthétique des siècles morts ; il démêla l’empreinte que les générations reçoivent de la terre, du climat et des ancêtres : et, comme il s’amusait à la logique de l’histoire, il en sentit moins la tristesse…… Il eut des visions du passé si nettes, si sensibles et si grandioses qu’il leur pardonna de n’être point consolantes »[1]. Quoiqu’il en soit, la philosophie de Leconte de Lisle, s’est

  1. Jules Lemaître : Les Contemporains.