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avec le soir, les camarades rentrent. Une autre bougie s’allume, un quillon de baïonnette pour bougeoir, et, accroupis en rond autour de la lumière, ils se mettent à jouer à la banque. Mais la partie s’arrête vite : le cœur n’y est pas, ce soir.

— J’m’en gourais qu’on allait attaquer, dit, le premier, Lemoine.

Leur fièvre d’un instant est tombée ; ils parlent maintenant de l’attaque avec résignation – presque de l’indifférence.

— Quoi ! On l’enlèvera cor bien, l’bois, s’écrie Broucke, qui ne dort pas encore. On a fait pire…

Bréval a cacheté sa lettre. À la bougie, je vois son maigre menton qui tremble.

— Si, seulement, après ça, on nous renvoyait chez nous, soupire-t-il.

Chez nous ! Rentrer !… Toutes les faces s’éclairent subitement, les bouches rient comme celles des gosses à qui l’on parle de Noël.

— Dis donc, Lemoine, demande Sulphart, assis sur le créneau de bois blanc qui lui sert d’escabeau, une supposition qu’on te dirait : « Vous allez rentrer chez vous, seulement, il faudra faire la route à reculons, avec un gros rondin sur le dos en plus du sac complet et sans godasses. » Tu marcherais ?

— Sûrement que je marcherais, accepte Lemoine, sans hésiter… Et toi, si on te disait : « La guerre sera finie pour toi, seulement t’as plus le droit de boire de vin ni d’eau-de-vie jusqu’à ce que tu meures ? » Qu’est-ce que tu dirais ?

Sulphart réfléchit un moment : un obscur combat doit se livrer dans son âme.