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les autres un sandwich ou un reste de saucisson, tout cela avait pourri, les rats et la vermine s’y étaient mis et il avait fallu tout brûler.

C’est une Œuvre qui dut l’habiller, et, comme chaussures, on lui laissa à titre de souvenir ses brodequins des tranchées, tout racornis de boue. À l’atelier, il n’avait pas retrouvé sa place, le patron ayant sous-loué à une usine de munitions, et au Chemin de fer, on l’avait trouvé trop faible. D’ailleurs, il cherchait de l’ouvrage sans désir d’en trouver, s’en remettant au hasard pour le nourrir quand il aurait mangé ses quelques francs, et trop habitué à trouver son rata prêt à la roulante pour ne pas admettre que la soupe était due aux hommes comme la lumière du jour. Tout lui semblait marcher de travers et il disait :

— S’il y avait autant de pagaille et de saloperies au front comme il y en a à l’arrière, les Boches seraient à Bordeaux depuis une paye.

En rentrant le soir – souvent avec un verre de trop – il s’arrêtait chez sa concierge, et, avant de monter dans sa chambre nue, il se soulageait de tout ce qu’il avait de rage au cœur et de peine cachée. Ce malheur injuste – sa femme partie – dressait autour de lui quatre murs de prison où il se cognait la tête.

— Non, après ce que j’en ai bavé, c’est tout de même de trop… C’est qu’on a souffert, nous autres, madame Quignon… Tenez, à Craonne, figurez-vous.

Mais la concierge levait aussitôt les bras, comme pour demander grâce :

— Ah ! monsieur Sulphart, suppliait-elle, ne me racontez plus de ces histoires de tranchées, on en a les oreilles rebattues.