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saient tous dans sa mémoire, leurs visages s’abluaient avec leurs traits précis, leurs regards, leurs voix, un petit détail d’uniforme qu’il croyait oublié. Et ressuscitant l’un après l’autre, ils semblaient tous se lever pour un suprême appel : Bréval, Vairon, Fouillard, Noury, Bouffioux, Broucke, Demachy… Et leurs voix répondaient : Mort, mort, mort…


Ses premières sorties, Sulphart les fit dans le petit jardin de l’Hôtel-Dieu, dont les beaux arbres endettaient le soleil. Assis sur un banc, il regardait les camarades jouer aux boules, leur donnant des conseils qu’ils ne demandaient pas, ou bien il bavardait avec de jeunes femmes qui venaient là, faire de la couture.

Puis on lui donna la permission de sortir en ville et il vécut alors en petit rentier, faisant son tour jusqu’à la gare par l’avenue d’Alsace-Lorraine, flânant aux devantures, allant lire le communiqué pour voir si l’on parlait des secteurs où il s’était battu, prenant l’apéritif lorsqu’on le lui offrait et rentrant tout juste pour la soupe.

On le trouvait changé. Il était moins bruyant, moins gai. Parfois, une des infirmières, une dame de la ville, forte et rieuse, que les blessés aimaient bien, lui demandait :

— Ça ne va pas, mon petit… Vous avez des ennuis ?

Mais lui répondait vite :

— Oh non, madame… Y a pas à se plaindre.

Ses soucis, il ne les confiait à personne. Posant au casse-cœur de petits bars, au malin « qui dresse les poules », il ne pouvait pas avouer que c’était à cause