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passe, troupe noire qui bourdonne. Lourdes silhouettes confondues, hérissées de pioches et de fusils : une bande de terrassiers en armes. Quelques traînards suivent, appuyés sur le gourdin. Des territoriaux sans doute.

Pas un coup de feu aux tranchées. Loin, sur Berry, le canon aux coups sourds. Les saules au front penché rêvent autour de l’étang ; dans l’ombre, les canards couchés ont des airs de cygnes. La nuit tient, tout entière, dans cette eau morte. Les arbres y découpent leur silhouette précise, branche par branche, et l’on y revoit le ciel d’étain, le grand ciel triste qui se mire.

Plus un bruit. Dans la campagne, une voix perdue, une perdrix qui radote. Ce vaste silence me calme… Tiens, pourquoi Féroce n’aboie-t-il plus ?

Brusquement, dans le pigeonnier, s’éveille un bruit léger de plumes, le bruit froufroutant qu’on entend lorsqu’on éveille un poulailler. Un pigeon, deux pigeons sortent et, d’un coup d’aile, vont se poser sur une branche… Pourquoi ? Qui les a dérangés ?

Une idée absurde me vient : Emma est rentrée, elle est montée là-haut, en se cachant, et elle fait quelque chose, elle continue ce que faisait le vieux… L’esprit alerté, le cœur battant, j’écoute. Quelque chose a craqué ; une lucarne qu’on ouvre ?

Tant pis, je veux savoir. J’entre dans la ferme par le fournil obscur. Mes mains tâtonnent. Je me cogne à une brouette, et mon cœur débuché bat, bat…

Je monte par l’escalier de bois. Dieu, qu’il crie !… Le grenier. Un peu de nuit bleue entre par les carreaux sales de la lucarne. Dans l’ombre, des formes tapies… Non, rien : des sacs.