Page:Dorgelès - Les Croix de bois.djvu/115

Cette page a été validée par deux contributeurs.

la désirent, et quand elle traverse le débit bondé, portant les verres, ils la guignent d’un air goulu et disent crûment leur goût. Les plus hardis tendent la main en se cachant, et palpent, au passage. Elle ne daigne même pas s’en apercevoir et passe au milieu d’eux avec l’air offensé d’une princesse en exil, condamnée à faire des ménages. On peut dire d’elle ce qu’on veut, c’est une fille qui garde son rang. Elle ne sourit qu’aux soldats « bien » et ne rougit que pour les officiers.

Un soldat « bien », c’est celui qui achète du lait condensé, des petits gâteaux, du chocolat extra et du vin bouché. Ce sont à ses yeux des denrées nobles dont l’acquisition dénote l’éducation accomplie et les goûts « comme il faut » d’un fils de famille. Demachy ayant acheté de l’eau de Cologne et du champagne, est estimé presque à l’égal d’un sous-lieutenant et Lucie l’appelle « Monsieur ».

— Quatre petits verres, mademoiselle, commande Lemoine. Quelque chose de doux.

— Du marc, par exemple, ajoute Sulphart à titre d’indication.

La fille minaude, en regardant Gilbert :

— Vous n’êtes pas raisonnables. Vous savez bien que c’est défendu… Je vais vous servir quand même, mais faudra vous dépêcher de boire que je remporte les verres.

Sulphart, obéissant, vide le sien d’un trait et passe dans l’autre salle, où il va faire nos achats pour le dîner. Tout de suite, il commence à brailler :

— J’l’avais retenu, l’boudin. Pas vrai, madame Bouquet ?… Et le gruyère, « mon gruyère »…