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n’avait plus revus ; le plus vieux, disait-on, avait été fusillé à une lieue de là, sur le bord de la route, sans raison, pour servir d’exemple.

— Et ils payaient recta, ces cochons-là, racontait le gros Thomas. Les officiers réglaient avec des bons, mais les hommes nous donnaient de l’argent, et de l’argent français, même.

Cet argent-là – celui de nos prisonniers, de nos blessés, de nos morts – l’épicier en avait pris plein ses tiroirs, et ç’avait été pour sa boutique le commencement de la prospérité, qui continuait avec nous.

Le jour de l’attaque, comme il ne restait pas un seul soldat dans le village, il avait pu enfin prendre un peu de repos. Il aurait voulu aller à la pêche, mais les sentinelles, au bout du Chemin des Vaches, l’avaient arrêté. Il était rentré chez lui en rage, brandissant sa gaule au risque de casser ses bocaux. Puis, pour passer le temps, grimpé dans son grenier, il avait suivi le combat à la jumelle, pendant que sa femme faisait des crêpes.

Quand il nous avait vus, à midi juste, sortir de nos tranchées, et nous élancer au pas de charge vers la ligne ennemie, jetés dans les champs nus comme des graines au vent, il avait éprouvé quelque chose qui était peut-être un sentiment.

— Viens vite voir, avait-il braillé à sa bourgeoise. Dépêche, il ne va plus en rester.

— Je peux pas laisser le lait, avait-elle répondu d’en bas, il va se sauver.

Et seul, Thomas avait tout vu.

Le village, cependant, a eu un frisson d’émotion ce jour-là, en voyant revenir les premiers brancards