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lignes, me traînant de cadavre en cadavre, pour retrouver un camarade resté sur le terrain et qu’on entendait crier.

Je sais bien, ce n’est qu’une vétille. Comment peut-on souffrir de ces riens-là ? C’est peut-être que les moindres faits ont un sens profond que notre esprit n’atteint pas mais que, plus sensible, l’âme devine.

J’ai vu dans ce talon cassé comme un signe brutal, un avertissement… Pourtant, je ne me suis jamais plaint : aurait-elle compris ? Les gens ne savent pas que si nos corps s’endurcissent à la guerre, nos âmes, elles, ne changent pas, et ne sont jamais calleuses comme nos mains.

Et puis, tout cela compte si peu. « Petits chagrins » est un titre de romance. Ce qu’il faut, c’est défendre sa peau, tenace, dents serrées, c’est en sortir vivants : la guerre finie, les morts seuls auront tort. Oui, une seule chose compte, vivre, vivre, n’être pas une de ces choses fanées qu’on entrevoit dans la clairière, un de ces morts sans nom que la lune veille. La grande revanche, ce sera le retour des vivants…

La tache amère, sur mon cœur, s’effacera. Je n’oublierai jamais l’affreuse nuit passée sur la terre des morts, cherchant un corps moins froid, parmi tant d’autres étendus, mais son talon cassé, je ne m’en souviendrai plus. Petits chagrins…

Les heures passent. À la lueur d’une fusée,