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tout son poil, sauf sur le crâne, où il est interdit.

Si je continuais à me faire raser, ce n’était ni par pose, ni pour désobéir. Le seul avantage que j’en retirais était d’être pris, par les paysans et par mes camarades, pour un curé, un comique ou un valet de chambre.

— Vous êtes en place ? me demandaient les uns.

Et les autres :

— Où c’est-y que tu chantes, à Paris ?

Mais cela me plaisait de garder mon visage d’avant-guerre, et quand je me regardais dans ma petite glace de poche, je croyais revoir le visage d’un ami — de mon meilleur ami — qui s’étonnait de me retrouver là, vêtu de mauvaises nippes, le front barré de sueur et fourbu.

Lousteau m’approuvait de rester rasé.

— Ça fait riche, disait-il.

Lui, en revanche, ne se rasait pas ; il avait une barbe étonnante, rude, le crin mêlé, qui lui donnait un air rébarbatif de chemineau mobilisé. Lorsqu’il entrait dans une ferme, son gourdin à la main, pour mendier un coin de pièce, un bout de table où nous pourrions manger, les portes se fermaient, les gosses effrayés se mettaient à brailler, et, pour un peu, le paysan aurait lâché ses chiens.

Nous offrions de tout payer, pourtant : la poêle qu’on nous prêterait, le saindoux qu’on nous céderait, le mauvais vin, le pain de civil, le morceau de fromage, et Lousteau ne lésinait pas, puisque c’était mon argent qui roulait, mais son visage et ses façons effarouchaient les gens qui