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où la chose semblait le moins s’imposer : pour manger sa gamelle, par exemple, ou pour piocher, ou encore pour écouter les instructions du sergent qui l’envoyait aux distributions. Ce monocle impassible, sur cette longue tête mélancolique de girafe, était d’un effet surprenant ; avec sa veste trop courte d’où surgissait un cou maigre, son « pot de fleurs » déteint et ses molletières mises de travers, cela formait un ensemble paradoxal et déconcertant qui soulevait naturellement l’injure.

Dès son arrivée au front, rien qu’en se montrant, le poète s’était fait vingt ennemis. Le premier, ç’avait été le caporal fourrier. Celui-ci allait de groupe en groupe, demandant à tous les nouveaux « l’adresse de la personne à prévenir en cas d’accident », sans spécifier quelle sorte d’accident on redoutait pour eux, quand il tomba sur ce singulier soldat qui lui disait « vous ». Le livret matricule du militaire n’était pas à jour.

— C’est bien Jean de Crécy-Gonzalve que tu t’appelles ? Tu parles d’un nom à la noix… Ta profession ?

— Poète, répondit l’autre de sa voix mielleuse.

— Hein, quoi ? s’emporta tout de suite le fourrier qui n’aimait pas qu’on se moquât de lui. Tu ne crois pas que je viens ici pour me faire mettre en boîte par les gars qui débarquent du dépôt ? T’as du retard pour ce truc-là… Si je te demande ça, c’est pour le service, t’entends, et je ne veux pas qu’on se paie ma gueule.