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extérieur, il était toujours resté tellement éloigné de ce que ces messieurs du cinéma appellent « les combats de la vie », qu’en temps de paix, il n’arrivait déjà pas à penser ni à vivre comme tout le monde ; avec la guerre, ce malentendu n’avait fait que s’aggraver. Imaginez un pêcheur de lune mobilisé au 3e zouaves, Fortunio portant la soupe en première ligne, Shéhérazade promue cantinière, tout ce qu’on peut souhaiter de moins apte à faire « un poilu ».

Après deux ans de front, il ne s’était pas encore décidé à tutoyer tous ces soldats qu’il ne connaissait pas, il était toujours incapable de distinguer le sifflement d’un 77 du joyeux ronflement d’un 305 autrichien, et malgré ses trois brisques, la guerre restait un sujet de conversation qui lui était aussi rigoureusement interdit que l’accès du ciel à un mauvais riche.

Il s’était rendu rapidement célèbre dans tout le régiment ; les uns avaient pour lui cette sympathie moqueuse qu’on accorde aux bons loufoques ; d’autres le respectaient, à cause de ses manières distinguées et de son langage choisi ; mais tous les galapiats des trois bataillons avaient pour lui une haine féroce, ne pouvant supporter que ce biffin de deuxième gardât cet air de supériorité et ces façons polies qui les vexaient plus que des injures. Et puis, c’était son monocle qui les rendait malades.

Habillé sans la moindre fantaisie, il n’avait conservé de son élégance d’avant-guerre que ce grand verre nu, sans monture ni ruban, qu’il se plaisait à fixer dans son orbite creuse au moment