Page:Dorgelès - Le Cabaret de la belle femme.djvu/11

Cette page a été validée par deux contributeurs.

fermé, son large pouce tendu vers sa lèvre imberbe pour munir d’une embouchure ce clairon imaginaire. Un dormeur s’éveille et le regarde.

— Hé ! lui crie-t-il, si tu vois les Boches, appelle-moi vite qu’on aille leur couper les esgourdes.

Tous, sans se concerter, ont été séduits par cette idée originale : couper des esgourdes de Prussiens. Leurs désirs, tout d’abord, étaient moins précis et chacun avait le sien : l’un voulait ramener un casque de uhlan pour s’en faire un pot de fleurs, l’autre un drapeau, pour y tailler un corsage à sa femme ; un petit bonhomme apoplectique dont le ventre énorme se balance sous une ceinture de flanelle rouge parlait hier, avec un rire goulu, des gretchens grassouillettes « qu’on allait s’envoyer en loucedé », et un couvreur en cotte bleue qui n’arrête pas de manger avait rêvé d’effectuer des besoins grossiers au pied de la statue équestre de Guillaume II. Mais à présent tous ces souhaits individuels s’effacent devant le désir commun : couper des esgourdes de Prussiens. Ou d’autres morceaux, plus virils.

— Plein un casque, que je te dis, beugle le couvreur en agitant son couteau, blanc de fromage. T’as vu, ils ont encore fusillé des Alsaciens, plus de vingt… Et un curé !… Je peux pas les blairer.. moi, les curés, mais justement puisque c’est pas des hommes, on n’a pas le droit de les tuer. Ou alors, c’est qu’on est des fumiers.

Et le myope approuve ce jugement malsonnant dont les termes, huit jours plus tôt, l’eussent choqué.