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le dauphiné.

Et à côté de ces qualités physiques, des qualités d’ordre moral encore plus accentuées. Certain auteur ne tarit pas sur le chapitre de leurs vertus familiales ; tel autre, statisticien de rare mérite, reconnaît gravement « que le nombre des maris trompés est, en Dauphiné, moins grand que partout ailleurs ».

Nous devons l’en croire sur parole.

Traversé la place aux Herbes, dans un dédale de trottoirs étroits, collés contre les hautes maisons grises ; la rue des Clercs, où naquit l’abbé Mably, l’impeccable penseur, à qui il ne manqua pour être vraiment grand que l’imagination et l’éloquence ; Mably le farouche, condamnant les mêmes choses que Rousseau, blâmant les arts, le luxe, la civilisation moderne, et plaçant l’idéal du genre humain dans le passé « par dégoût et défiance du présent ».

La Grand’Rue, où naquit Condillac, l’infatigable et acharné constructeur de systèmes – de ces systèmes dont Voltaire disait qu’ils étaient comme les rats, passant par bien des trous, mais en trouvant toujours quelques-uns qui ne les pouvaient admettre. Exagérateur de Locke, Condillac supprime l’âme humaine. Et avec quelle méthode sèche, rigoureuse, concise : en théorème mathématique ! Et combien hautes ses vues ouvertes sur la science, sur son développement par la formation du langage !

C’est le métaphysicien le plus clair qui ait jamais existé. Il faut lire son Essai sur l’origine des connaissances, pour trouver réunie en corps de doctrine toute la pensée du xviiie siècle — Jean-Jacques excepté. Moins de dogmatisme, plus de sensibilité — et le théoricien de la sensation transformée eût pu exercer une action pareille à celle de Diderot et de d’Alembert.

Après Condillac, Mounier, voisin de l’auteur du Traité de logique. Le « libéral, le passionnément raisonnable Mounier », l’immortel maître des États de Vizille ; et Barnave « beau et éloquent comme un dieu »…

Mounier et Barnave, têtes sacrées, d’où sortit la Révolution.

« Car cette leçon de la France, écrit Michelet, ne fut pas dans le type bâtard des assemblées provinciales. Elle fut dans l’unanimité des trois ordres du Dauphiné.

« Le Dauphiné, il faut le dire, ne ressemblait guère au restant du pays. Il avait certains bonheurs qui le mettaient fort à part. Le premier, c’est que sa vieille noblesse avait eu le bon esprit de s’exterminer dans les guerres ; nulle ne prodigua tant son sang.

« À Montlhéry, sur cent gentilshommes tués, cinquante étaient des Dauphinois. Et cela ne se refit pas. Les anoblis pesaient très peu. Un monde de petits nobliaux labourait l’épée au côté, nombre d’honorables bourgeois, qui se croyaient bien plus que nobles, composaient un niveau