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le dauphiné.

Après le dîner, il y eut réception. Il était rayonnant, les interrogeait tous et répondait à tous. Ce qui ne laissait pas de stupéfier son entourage :

— Mon Dieu, qu’il est commère aujourd’hui, disait le bon Bertrand.

Et Napoléon de continuer en s’adressant à l’adjoint :

— Il n’est point venu, chez vous, d’officiers de l’armée royale ? En vérité, il serait plaisant que le comte d’Artois, ce chevalier par excellence, voulût gagner ses éperons avec moi. Au reste, voici ma plus belle campagne. Le seul Moniteur m’appelle en France, et c’est avec cinq cents de mes soldats que je vais faire, sans brûler une amorce, la conquête du premier empire du monde.

Minuit était sonné. Il fallut partir. La séparation fut touchante. Au moment de monter en poste, un formidable cri de : « Vive Napoléon ! » retentit.

— Est-ce au moins de bon cœur ? demanda-t-il au plus enthousiaste.

— Oui, certes !

— Eh bien, touche là, sacrebleu !

Et il lui tendit la main.

Le bonhomme la toucha, cette main du dieu ; puis il s’évanouit de bonheur.

C’est décidément ici terre de Chanaan.

Partout des eaux. À Réaumont, dans le creux d’un vallon arrondi comme une coquille, on voit les sources jaillir. Elles glougloutent multiples, veinent les prairies, s’écartent sous les saules, pour finir par se rejoindre en un lit de sables blancs.

Diminutifs de gorges, gouffres-joujoux entre les grès à pic, commencement de la haute montagne, premiers vagissements des Chartreuses, série continue des travaux de ballast sur une ligne qui sera, plus loin, la surprise des ingénieurs : viaducs, tunnels, remblais, courbes…

Des cols s’élèvent : on les franchit. Et la vue s’étend à travers les dômes mouvants des bois.

Quand bientôt des tranchées ne laissent voir que le ciel, un nouveau ravin se creuse… Et nous regrimpons encore d’autres et d’autres montées…

Les petits villages, si petits qu’ils semblent tenir dans un sillon, les petits villages s’égrènent à nos pieds…

… Saint-Cassien, chamarré de vignes, des maisons enchifrenées de lierres, des bouts, des coins d’aquarelles aperçus dans l’envolée du train, impressions fugitives et cependant tenaces, qui vous restent comme une formule d’art achevé, car il n’est rien, je crois, de plus adorablement exquis et féminin, il n’est rien de plus nuancé dans ses gammes de verdure et de soleil, que toute cette plaine, aux fertilités toujours ac-