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le dauphiné.

voûtes confits dans les mousses, des bermes éboulées conduisant en des châteaux qui, la nuit, au clair de lune, doivent refermer leurs poternes pour protéger les dernières rondes des poulpicans.

Furieux de n’avoir pu trouver la moindre trace de légende dans ce cadre de chansons de geste, je regagne le Roubion, fantaisiste torrent qui tantôt coule à fleur de route et tantôt plonge en des crevasses rugueuses. Une heure de marche exquise sous un soleil que les crocodiles du Niger pour raient presque envier, et la « forêt de Saou » s’annonce par une immense balafre calcaire, tapissée de prairies et d’arbres. Il n’est pas de lieu plus propice que celui-ci à la méditation. J’en recommande particulièrement le séjour aux métaphysiciens — s’il en reste. Pour moi, comme je n’avais pas dans ma poche la Commentatio in qua historia doctrinæ de fontibus et ortu cognitionis humanæ du révérend Gotthilf Salzmann, je me suis empressé de fuir ces mornes et solennelles hauteurs. Une voiture m’attend, je saute dedans. Mon cocher mène un train d’enfer pour ne point se laisser surprendre par la nuit. Mais il a beau époumoner ses locatis, il ne peut devancer l’obscure déesse (je parle de la nuit), et les étoiles brillent déjà depuis longtemps quand nous arrivons à Crest.

Montagnes, disparaissez ! Place au paysage provençal : vigne basse sur sa tige, prés d’un vert poussiéreux, noyers et mûriers, et sur les collines, des plaques de cultures grêles, des éclats de terre gercés. La Drome, avec un bruit de marmite râlante, roule ses eaux limoneuses.

Crest a un donjon, formidable donjon de 150 pieds. Et puis rien d’autre. Quand on s’est donné la peine de gravir les hautes marches qui y conduisent, on peut, sans remords, se rendre à la gare et y fumer des cigarettes en attendant le passage du premier train. Crest, hors de son donjon, n’intéresse plus que l’industrie, qui en a fait la ville la plus importante de la vallée par ses fabriques de lainages et de draps, ses filatures et ouvraisons de soie.

Et Nicolas Barnaud ? Ne l’oublions point, je vous prie. Avez-vous entendu parler de Nicolas Barnaud, né à Crest ? Étrange figure dans cet étrange xvie siècle. Il voyagea durant vingt années, en Allemagne, en France, en Suisse, en Espagne, exerçant la médecine et tirant de son art de précaires moyens d’existence. Longuement, il s’appliqua à la recherche de la pierre philosophale, mit à la diète des crapauds, des lézards et des serpents pour extraire de leurs corps l’âme du monde, enferma le ventre d’un cheval dans un vase pour en laisser jaillir le « feu sans feu ». Il ne trouva ni l’âme du monde ni le feu sans feu. Et tous ces échecs répétés le dégoûtèrent de l’alchimie ; il planta là ses cornues et se jeta dans la politique. Il y fit de meilleure besogne. Un de ses ouvrages offre ce curieux rapprochement qu’il fonde la réforme de l’État sur la vente des biens du clergé, la déportation des prêtres, leur mariage, l’établissement d’une milice sédentaire, tous moyens réalisés, deux siècles plus tard, par la Révolution française.