Page:Donnet - Le Dauphiné, 1900.djvu/28

Cette page a été validée par deux contributeurs.
18
le dauphiné.

Elle jaillira, sans fracas, sans secousses, sans ces menaces de rochers qui semblent des poings de pierre, tendus. Elle restera aimable, souriante, dans sa gaine de forêts ; et toujours jusqu’à Grenoble, passé Grenoble, nous verrons, à sa base, les mêmes eaux se répandre, les mêmes prairies, les mêmes vignes, les mêmes villages aux toits rouges, et les grands noyers devant les portes.

Et la Bourbre, ici, en prendra mieux à son aise. Elle roulera plus libre, sous les oseraies pâles qui l’enveloppent, elle musera dans des sinuosités plus profondes, parfois elle pourra s’attarder dans les champs, en détacher des îles, en denteler des miniatures de golfes et de baies… Elle ne redeviendra sérieuse qu’à La Tour-du-Pin.

Une sous-préfecture, fière, un peu, de sa naissance. Et avec raison, car au xie siècle, elle était déjà grande personne. Elle avait une belle robe, faite de belles murailles de bon granit épais ; elle avait sa citadelle — et ses barons devaient devenir les chefs de race des souverains dauphinois.

Murailles, citadelle, baronnie, que de toute cette gloire, il reste menues choses ! La Tour-du-Pin n’a de féodal que ses rues irrégulières, pavées en pointes. Moderne sa halle aux lourds piliers ; moderne son église de style romano-gothique ; modernes sa fontaine de la grande place et son calvaire surmonté d’une statue de la Vierge en bronze doré.

Moderne jusque dans ses costumes. Il n’y a pas très longtemps, à peine quelques années, les femmes portaient encore la jupe courte en droguet, le tablier, le petit fichu carré, avec la capeline, chapeau de paille, sans bords, largement échancré derrière, pour céder place au chignon.

Les hommes laissaient croître leurs cheveux, pêle-mêle sur le col. Ils avaient une veste ample, une culotte, des guêtres retenues au-dessus des genoux par des jarretières rouges, un feutre à vastes ailes. Ils en sont loin, aujourd’hui, de ces ajustements pour chromolithographies. Place au pantalon de peau de diable, au veston noir, dit tape-cul, inusable, inamovible, protégé qu’il reste toujours par la blouse, la belle blouse trapue, taillée en rotonde, qui se gonfle sur le dos quand le vent souffle et fait ressembler son heureux propriétaire à quelque cloche errante, trinqueballante dans les champs et sur les routes…

Et nous voilà, ici, près de Savoie, aux Abrets, gros bourg de canuts, travaillant presque tous pour les usines lyonnaises.

La plaine s’étend mouillée sous le ciel, un ciel gris d’automne, un ciel hollandais, très fin. Les hautes collines boisées semblent des pans d’ombres montantes, et, dans la brume, on devine plutôt qu’on aperçoit la chaîne jurassique qui s’effile irréalisée.

Un bon petit diable de torrent va, vient, court, bavard comme quatre sur son lit de cailloux : c’est le Guiers, le Guiers vif.

Pont-de-Beauvoisin n’est pas loin… Il est là devant nous, propre, bien bâti, plein du bruit de ses scieries et de ses moulins. Quelques souvenirs ?